Jamais sans doute la question de la neutralité des débats n’a été aussi sensible pour la profession. Ce principe fondamental du journalisme est aujourd’hui remis en cause par la montée des réseaux sociaux, la polarisation de l’opinion publique et la multiplication des sources d’information. Le service public, longtemps perçu comme une boussole de l’information, se retrouve désormais au cœur de la tourmente, notamment depuis l’affaire Legrand/Cohen. Ces deux journalistes, exerçant sur les antennes publiques, ont été filmés en train de discuter avec deux dirigeants du Parti socialiste. La vidéo, prise dans un café, montre les journalistes évoquant leur souhait de « faire monter le vote de Raphaël Glucksmann » (gauche sociale-démocrate) et de « freiner la candidature de Rachida Dati » (droite conservatrice) à la mairie de Paris.
L’idéal de neutralité journalistique
L’idée d’un journalisme neutre repose sur le principe selon lequel le journaliste doit rapporter les faits sans les interpréter, laissant au public le soin de se forger sa propre opinion. Ce modèle, devenu la norme au XXe siècle dans les démocraties occidentales, s’est imposé comme un gage d’objectivité et de crédibilité. Le célèbre adage « Les faits sont sacrés, les commentaires sont libres » résume cette volonté de séparer information et opinion.
Hervé Brusini, ancien rédacteur en chef du 20h de France 2, se souvient d’avoir été rappelé à l’ordre par Jean-Pierre Elkabbach, alors président du groupe, pour avoir ouvert un journal avec un reportage sur les réactions à une manifestation plutôt que sur les faits eux-mêmes. Cet épisode illustre combien, pour une génération de journalistes, la neutralité et la rigueur demeuraient des valeurs cardinales à défendre face aux dérives et aux critiques.
Les limites de la neutralité
Mais cette neutralité est-elle réellement possible ? En pratique, le choix des sujets, des angles et des mots utilisés traduit toujours une part de subjectivité. Même animé par le souci d’impartialité, le journaliste sélectionne et hiérarchise les informations selon une vision du monde – consciente ou non. À cela s’ajoutent les pressions économiques, le contexte politique et les attentes du public, qui influencent inévitablement le traitement de l’information.
Jacques Cardoze dénonce l’impartialité de France Télévisions
Le choc fut retentissant. À la rentrée 2023, Jacques Cardoze, ancien présentateur de l’émission Complément d’enquête, dénonce publiquement une dérive idéologique au sein du service public. Il révèle avoir réclamé à plusieurs reprises une enquête sur Jean-Luc Mélenchon, sans jamais obtenir gain de cause. Selon lui, une partie de la rédaction refusait d’investiguer sur le leader de la France Insoumise par proximité idéologique. Cardoze expliquera plus tard sur X avoir quitté France Télévisions car il « ne se reconnaissait plus dans ce traitement impartial qui faisait la marque de l’émission ».
Cette affaire a ouvert un débat profond sur la partialité du service public, alimenté par d’autres polémiques : le traitement des enquêtes sur Hanouna et Depardieu, la ligne éditoriale de France Inter ou encore l’émission C’est ce soir de Karim Rissouli, accusée d’un biais pro-palestinien après le 7 octobre. Face aux critiques, Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, a répliqué en accusant CNews de propager des idées d’extrême droite, ravivant ainsi une véritable guerre médiatique.
Jamais la presse française n’avait connu un tel affrontement entre médias publics et médias privés. Le groupe Bolloré (CNews, Europe 1, JDD) revendique une « parole libre » et accuse le service public d’un parti pris idéologique. En retour, CNews a choisi d’exposer les affaires internes du secteur public, notamment l’affaire Legrand/Cohen. L’audience record de ces émissions témoigne de l’intérêt croissant du public pour la question de la neutralité journalistique.
Journalisme engagé ou militantisme ?
Le recul de la neutralité favorise l’émergence d’un journalisme engagé, voire militant, où les rédactions assument leur orientation idéologique. Cette tendance peut enrichir le débat public en apportant des points de vue affirmés, mais elle risque aussi de fragmenter l’espace médiatique. Chacun tend alors à ne consulter que les sources qui confirment ses convictions, au détriment de la diversité d’opinions et du dialogue démocratique.
Une illusion confortable ?
Le mythe de la neutralité journalistique a longtemps joué un rôle stabilisateur, en rassurant le public sur la fiabilité des médias. Mais à l’ère de la désinformation et de la défiance généralisée, cette neutralité apparaît de plus en plus comme une illusion confortable. Plutôt que de poursuivre un idéal inatteignable, le journalisme contemporain doit miser sur la rigueur, l’honnêteté intellectuelle et la transparence pour restaurer la confiance entre les médias et leur public.